Cassandre Désaubry

Satanées factures! Cela faisait plusieurs soirées que Cassandre s'acquittait de la corvée habituellement réservée à son oncle : les comptes de la boutique!...Pfff....Et pauvre oncle Alfred!....Cette méchante fièvre qui le cloue au lit depuis plusieurs jours, qui ne passe pas, et dont le médecin n'a pas su identifier l'origine...C'était bien le moins que Cassandre pouvait faire pour lui! Mais Dieu que ces chiffres donnaient le tournis...Pfff...Il lui était d'autant plus difficile de se concentrer à cette tâche qu'elle avait hâte de reprendre l'étude du De Spiritus Mysteris dernièrement dénichée pour un des clients privilégiés de l'Escarboucle.

Ding Dang De Ding ....La porte de la boutique venait de s'ouvrir!

Un client? A cette heure? Mais quelle heure était il finalement?

Cassandre remarqua que, absorbée par sa tâche, elle avait oublié de fermer la boutique. Les autres commerçants de la rue Mouffetard avaient fermé depuis déjà belle lurette.
Il faisait très sombre à l'extérieur, et seule la lampe à pétrole à ses côtés dispensait encore une lumière dans la pénombre ambiante.
Sans un mot, l'homme enleva son couvrechef et se saisit d'un ouvrage au rayon « Histoire Naturelle », au fond de la boutique.
Un frisson parcourut soudain Cassandre. Elle se rappella la conversation de la veille avec son ami du Cercle des musiciens d'Euterpe, Maxence Boisselier. Celui-ci était bouleversé par les récents « événements du Cléonte » où il se produisait régulièrement : « soyez prudente mon amie, les rues de Paris sont peu sûres en ce moment pour les jeunes femmes » lui avait-il confié, laissant planer un certain mystère.

- Humm ...Humm Monsieur ...Monsieur... Je suis désolée mais la boutique est fermée Monsieur, je vous prie de repasser demain dans la matinée s'il vous plait, nous serons heureux de vous renseigner.

Cassandre se leva prestement et se dirigea vers la porte, montrant ainsi son intention de raccompagner ce visiteur du soir...

La canne du vieil homme cliqueta avec frénésie sur les pieds des étagères de bois lorsqu'il s'approcha de la jeune femme.
Sa bouche s'ouvrit en un sourire effrayant et la paire de lunette noire et rondes luisant à la flamme de la lampe lui donnait un air encore plus étrange...

- Dans la matinée peut être, jeune fille, il sera trop tard... En tout cas pour cette nuit, rien de bon...Ho, non rien de bon...

Observant son visiteur de plus près, Cassandre reprit un peu d'aplomb. Après tout, qu'avait-elle à craindre d'un infirme! Pauvre viellard, il fallait l'aider à se diriger dans l'étroite boutique encombrée, avant qu'il ne fasse s'écrouler la moitié des rayonnages...

« Ne bougez pas, je vais vous aider Monsieur ».

Cassandre s'approcha pour lui donner le bras.

Elle marqua un temps d'arrêt puis fit un mouvement de recul en apercevant de plus près le visage grimaçant du personnage.
« En fait, vous êtes dans une librairie ésotérique, Monsieur, je crains que vous ne vous soyez trompé d'adresse! Je ne vends que des livres et malheureusement aucun n'est édité selon le récent procédé de Monsieur Braille ».

Comment ce vieil homme aveugle avait-il pu échouer ici, se demanda Cassandre, tout en réfléchissant au moyen le plus rapide de se débarasser de cet inquiétant visiteur à l'allure de clochard.

Le mendiant grimaça un autre sourire...

- Ho les yeux, les yeux...C'est surfait..On voit mieux sans, je puis vous l'assurer. Par exemple, que cet exemplaire si est plus volumineux que les autres, je suppose que quelqu'un y a oublié sa correspondance, fit il en prenant un livre d'occasion qui laissa échapper un lettre.
Ramassant le pli, il écarquilla les yeux...."Sans intérêt d'ailleurs, puisque je suis dans l'incapacité de la lire..."

Puis poursuivant son tour d'inspection, sans utiliser le moins du monde sa canne, l'aveugle continua à virevolter dans les rayons...

- Esotérisme, ésoterisme...Une science comme une autre, qui recèle les mêmes incohérence et le même goût pour l'inconnu...Ha ha ! Qu'avons nous là ? Arcanum arcanorum, gemma rara et unica secretorum..Vous ne devriez pas laisser cet ouvrage dans n'importe quelles mains vous savez. Ce livre sent le Mal à plus d'un kilomètre...
Non en réalité, je ne viens pas parler littérature, je viens vous prévenir d'une venue : celle d'un homme ou plutôt deux hommes...Un universitaire et un ancien bagnard. Dites leur simplement qu'ils font fausse route...Ho oui, fausse route...

Cassandre resta quelques secondes stupéfaite...Comment diable avait-il pu remarquer cette vieille lettre? Et comment avait-il pu deviner la présence des ouvrages énumérés? Etait-il possible que...
Et puis Cassandre sourit légèrement ... le vieux grigou avait bien réussi son affaire : un petit tour de passe passe, un peu de comédie pour sa soi-disant infirmité, puis enfin quoi de plus normal que de trouver quelques ouvrages ésotériques à l'Escarboucle! Cassandre avait presque marché!
Et pourtant...
Le viel homme avait quelque chose de fascinant, et il paraissait bien plus initié que ne le laissait présager son accoutrement.
Il avait en tout cas réussi à piquer la curiosité de Cassandre.
- Ces personnes viennent-elles pour une commande spéciale? En quoi font-elles fausse route? Et puis qui êtes-vous à la fin?
Cassandre se pencha pour ramasser la lettre tombée au sol, tout en continuant d'observer son visiteur.

La vieille lettre d'amour ne présentait aucun véritable intérêt, mais devait bien dater de quelques vingtaines d'années, aux vues du papier.

- Qui je suis ? Ha peste...Aucune importance. Un vieux fou aveugle n'est ce pas ou un prophète..Les deux peut être ?Aucun sans doute... En réalité, j'aime à sortir les jeunes gens de l'impasse dans laquelle ils vont fatalement se fourrer. Voyez vous à trop y regarder le détail, on rate l'ensemble, je sais de quoi je parle, je ne vois plus rien pour cette raison...
Mais voyons donc, où en étais je...Ha oui, une homme élégant , quatre boutons à chaque manche et l'autre, trois poings au bras .... Ho oui, vos routes vous mèneront sur le même chemin...
Ha vous ne teniez pas trop à votre statue près de la porte ? Parce qu'un coup de vent et bing !!! La voilà par terre...Seize morceaux et poussière brune se lieront en une...Sur ce mademoiselle, bonne nuit...

Lorsque Cassandre releva la tête, persuadé d'avoir laché du regard l'aveugle moins d'une seconde, celui ci avait déjà disparu...Seul le son de la clochette du magasin brisa le petit silence, à peine perceptible qu'il avait laissé derrière lui...
A ce moment précis, la statue du Rajastan représentant un Arhat bienheureux ornant le présentoir du magasin bascula pour se fendre sur le sol, laissant...seize morceau épars et un curieux cercle de poussière.
En son centre, gisait une clochette doré de la taille d'une phalange.

Manoir du comte Kridine

C'est donc le visage rouge que Gabriel entra dans la librairie, il devait être aux alentours de 18h proche de la fermeture. Il posa les boites portant le nom d'un tailleur de vêtements pour femme. Bredouillant il ouvrit légèrement la boite pour laisser entrevoir une toilette de velour rouge à la broderies noires. L'ensemble ne semblait guère extravagant, plutot strict, mis à part la couleur.

"Je ... je ... j'ai besoin de votre aide"

La voix volontaire du jeune home était devenu plus fluette, plus féminine, plus timide

"J'ai pensé que ca pourrait être une bonne idée d'afficher une image forte ... je ne sais pas jouer les ingénue"

- C'est une très jolie toilette que vous avez choisie, s'exclama Cassandre, où l'avez vous achetée? Cette couleur, la douceur du tissu, et puis ces broderies sur le revers, ça fait d'un chic! Vous aurez l'air d'une dame du grand monde avec cette tenue, Gabrielle!

Cassandre s'enthousiasmait, et prenait très à coeur la demande de Gabrielle de lui servir de chaperon pour sa 'transformation'.

- Accompagnez-moi jusqu'à ma chambre, je vous montrerai ma penderie -et mes chaussures!- et je vous aiderai à préparer votre maquillage. Vous allez être ravissante, m'est avis que quelques beaux messieurs ne manqueront pas de vous admirer. Hum...oui...bon il est vrai que c'est essentiellement pour donner le change à Von Eggman. Et bien soyez rassurée : nous allons faire en sorte que lui fassiez une forte impression!

Cassandre et Gabrielle se dirigèrent vers l'arrière boutique.

Gabrielle était rouge de honte, elle n'avait pas l'habitude de parler chiffon et surtout pas d'une robe. L'enthousiasme était certes présent mais quand la bibliothécaire énonça la possibilité de plaire à des hommes, elle manqua de s'étouffer ... certes elle avait la tradition familiale à perpétrer et elle n'avait jamais eu le temps de s'intéresser aux choses de l'amour ... Non non non elle devait se concentrer. C'était une mission capitale et elle ne pouvait pas se permettre de se disperser.

Alors qu'elle pénétrait dans l'arrière boutique. Gabrielle sortit d'une de ces besace, son livre, un flacon d'encre chinoise et un pinceau.

"Une fois les essayages fait, il voudrait que vous fassiez quelque chose pour moi. J'ai noté quelque runes, que voudrait que vous me dessiniez sur le corps. Si l'endroit est tellement dangereux, mieux vaut que je me protège le plus possible"

Cassandre ajustait les derniers détails de la toilette : lacets du corsage, rubans noués sous les seins. D'un maquillage léger elle mit en valeur les traits fins de Gabrielle, ponctuant ses gestes précis de quelques explications qui aideraient sans doute celle-ci à s'appréter seule à l'avenir.
Elle porta son choix sur des bottines de cuir blanc.

- J'avais eu un coup de coeur pour celles-ci mais je ne les ai presque jamais portées car elles me serrent quelque peu à l'avant du pied. Il semble qu'elles vous vont à merveille. Vous pourrez les garder! Voilà qui termine nos séance d'essayage. Vous êtes parfaite!

Cassandre entraîna sa jeune amie devant le miroir, l'incitant d'un sourire bienveillant à se contempler.

- Puis-je vous demander pourquoi une aussi jolie jeune femme met tant d'énergie à masquer sa véritable identité? Je dois avouer que vous restez un mystère pour moi Gabrielle... Enfin, je ne veux pas être indiscrète!

Jolie, Gabrielle n'avait entendu ce compliment que de la part de Bertrand, mais il faut dire qu'en tant qu'ami d'enfance son jugement était souvent altéré. Gabrielle avait aussi entendu ce compliment dans la bouche de Madame Wu, sa tailleuse l'une des quelques personnes à être au courant, mais dans son cas, l'armurier sentait que c'était plus pour la convaincre de rester sous les traits féminins. Les paroles de Cassandre paraissaient, elles, sincères. Baissant les yeux devant le miroir, devant ses formes enfin libéré de son corset de cuir les réduisant, elle se dit eut d'abord du mal.

"C'est ... un peu compliqué ... la version courte serait que pour mon métier, être un homme est nécessaire. Peu d'homme accepterai d'arme fabriquée par une femme"

Cassandre n'était pas réellement convaincue par cette explication...L'émancipation des femmes était en marche, le 20 ème siècle à venir verrait certainement de grands bouleversements positifs pour la condition féminine.

Mais dans le cas précis de son ami(e?), il semblait plutôt qu'une part de mystère entourait son androgynie, quelque chose n'ayant pas forcément à voir avec les différents machistes concernant la condition du sexe réputé faible (comme si nous ne savions pas tous la Vérité sur le sujet...).

Ah...bien...Et donc, entre nous, quelle pourrait être la version longue?

La main de Gabrielle passa sur son oeil caché. La perdant dans ses souvenirs quelques instants avant de lui répondre :

"Mon père était un homme de devoir, il a toujours fait passé son devoir ... le devoir des Debrail avant tout le reste, comme tout les Debrail avant ce jour. La tradition était tout pour lui, mais son amour pour ma mère a détruit ce cycle. Normalement seuls les hommes de ma famille ont la tache de poursuivre les démons. Il lui fallait donc un héritier de sexe masculin pour lui transmettre son art. Malheureusement ..."

Des larmes se mirent à perler au coin de l'oeil valide de la jeune femme.

"... un soir, que ma mère et moi revenions d'une visite chez le médecin, pour s'assurer que mon futur petit frère se portait bien, nous furent attaqué par une bête. Elle a tué ma mère et me maudit avant que mon père eut le temps de l'achever ... Ce jour là, mon père est mort intérieurement. Il n'avait plus gout à la vie, l'avenir de notre lignée était terminé. Je savais l'importance du devoir pour lui alors je l'ai convaincu de me former comme si j'étais son fils. Gabrielle la petite fille est morte et Gabriel le jeune apprenti était né"

Le son hésitant et et inquiet de la voix de Gabrielle finit de la convaincre du grand effort que son amie avait dû surmonter pour réussir à s'exprimer sur le sujet. Cassandre avait craint d'entendre une triste histoire de famille de ce genre...et c'était ce qui était advenu hélas.

- Moi même j'ai une histoire familiale bien triste, mais j'essaye tout comme vous de me montrer forte, de prendre ma vie en main sans demander l'assitance ou la charité à un quelconque mari condescendant et exigeant...Vous avez dû avoir une enfance difficile Gabrielle, à vouloir prouver à votre père toute votre compétence de chasseur de démons, tout en occultant votre part féminine. Comme je vous plains mon amie.

Cassandre s'approcha de Gabrielle pour la serrer dans ses bras en guise de réconfort.

- J'ose espérer que si vous venez à bout de Von Eggman, vous vous serez prouvée à vous même votre capacité de veilleur occulte, et que vous pourrez donc vous autoriser quelques temps de repos, que nous pourrions vivre ensemble en simples amies demoiselles du monde...

Comme femme du monde ? Gabrielle s'était déjà projetée ainsi. Porter des robes, pouvoir peut être fonder une famille et trouver l'amour. Alors que Cassandre l'enserrait, le coeur de la jeune femme se mit à battre fort. C'était un sentiment encore jamais connu pour elle qui n'avait connu que le combat et le devoir. Sa tête tomba et les quelques mèches blondes tombèrent sur son visage, cachant les larmes qui coulaient. C'est alors qu'un petit filet de sang perla au bord de son cache oeil la faisant revenir à la réalité.

Elle ne pourra jamais avoir une vie normale. Sa mission n'aura jamais de fin, tout comme ce cycle. Elle qui devait fonder une famille refusait de mettre au monde un enfant qui devra à son tour combattre ce qu'elle avait combattu. Souffrir comme elle a souffert. Quand bien même elle trouvait un homme, comment lui expliquer sa vie en tant qu'homme ? Le changement apportait trop de problème. Mais Cassandre ne pouvait pas s'en rendre compte. D'une main tremblante, elle toucha le bras de la bibliothécaire.

"Je ... je ne pourrais pas ... c'est ... trop tard ... trop dangereux"

Après une grande inspiration, Gabrielle s'essuya ses larmes mais se stoppa en voyant le petit filet de sang, faisant un petit trait rouge sur la joue.

"Voyez ... jamais je ne pourrais vivre une vie normale. Ca serait trop dangereux mais merci ..."