Chez Madame de Bonneval

Le Salon de Madame de Bonneval est devenu, en une dizaine d'années, un incontournable du beau monde parisien : artistes, écrivains et politiciens d'influence s'y rencontrent en toute sérénité pour s'y faire connaître ou au contraire entériner leur prestige.
Le code de conduite est à la courtoisie et la tolérance, aux piques publiques et humiliantes, on préfère l'assassinat feutré des bruits de couloirs et des ragots, et les poignards les plus acérés sont dans les sourires hypocrites de ceux qui se côtoient sans s'apprécier, dans ce territoire neutre et policé...

En cette soirée particulièrement animée, deux nouveaux venus viendront franchir pour la première fois le seuil de ce havre paisible de la bourgeoisie parisienne....

*Aaaaah que ce monde est délicieux* Pense Lucius alors qu'il descendait de sa calèche son chien et Marie-Reine à ses cotés pour le guider et porter son violon.

Derrières ses petites lunettes noires, l'aveugle fit un geste à son chien avant de dire au majordome à l'entrée.

"Veuillez prendre soin de mon chien, il est pour ainsi dire la prunelle de mes yeux" ricane t il attendant qu'on lui ouvre la porte.

Son excitation est au comble alors qu'il entend la poignée de la porte tourner pour le laisser entrer. Marie-Reine, tenant son bras, le mène dans la cours des lions qu'il affronte avec le sourire carnassier que les gens de la hautes sociétés sauvent arborer. Les serviteurs de la maison lui enlève son manteau et son haut de forme découvrant sa veste noir, sa chemise blanche tranchée par une cravate bordeau, merci Marie-Reine.

Lucius n'avait nul besoin d'avoir des yeux pour détecter l'opulente richesse de son hotes et de ses invités. Parfums hors de prix, rire hautains, talons qui claque sur le sol, l'odeur de vin raffiné, tout les éléments étaient réunis pour que sa performance ait un impact optimal. Mais la politesse d'abord, il s'adressa au serviteur le plus proche :

"Pourrais-je être guidé à Madame de Bonneval pour les présenter mes respect ?"

Un fiacre stoppa devant la demeure. Un domestique de la maison se précipita pour ouvrir la porte. Une odeur douceatre assaillit ses narines. Il fut quelque peu surpris de voir une silhouette avachie sur sa banquette, noyée dans un nuage de fumée. Le regard lointain, François Valentin tourna la tête lentement vers le domestique et fronça les sourcils. Il mit quelques secondes a réaliser que le coche n'avançait plus. Il inspira la dernière bouffée de sa pipe et vida la cendre par la fenêtre. Il adressa un sourire un peu absent au domestique qui continuait a attendre, la main sur la poignée de porte, et lui confia la pipe. Celui ci remarqua qu'elle ne sentait pas vraiment le tabac.

"Merci mon brave, prenez soin de ceci. Et faites en ce que bon vous semblera, mon Dieu, c'est le cadet de mes soucis."

François Valentin, les yeux rougis et un demi sourire figé sur les lèvres, sauta hors du fiacre. Il épousseta les épaules du domestique :

"Ah, ça, ah, ça. Il faut bien y aller, n'est ce pas ? Il faut toujours, heu, y aller. "
Il éclata de rire puis mima le geste d'abaisser une visière sur ses yeux et de brandir une lance :
"En avant ! Saint Gorge survivra au Dragon, cette nuit !! Celui ci n'a point de vraies dents mais son hypocrisie suffirait a tarir des torrents d'honnêteté !! Youhouu..."

Son seul spectateur demeurant interdit, François cessa son petit spectacle.

"Je suis attendu. Je suis... Quelqu'un ... D'IMPORTANT. Eh oui. "

Il se dirigea vers la demeure et la porte lui fut ouverte.

"Ohé du château, prévenez vostre seigneur que le sieur Saint Georges est arrivé..."

Il pénétra dans la maison, sans se soucier du regard circonspect qu'échangeaient les deux serviteurs, se remémorant une danse et exécutant de petits moulinets avec les poignets en fredonnant.

"Encore un de ces nanti cinglés de la haute..." souffla le portier entre ses dents a son collègue.

Malgré son apparente bonne humeur, François avait hâte de venir a bout de cette soirée. Son délire l'ayant quelque peu défoulé, il prit une grande inspiration, bomba le torse, dos droit, menton haut et sourire de circonstance, confia chapeau et redingote, puis entra dans la réception, se rappelant qu'une petite flasque de liqueur attendrait patiemment dans sa poche pour tromper l'ennui de temps a autre.

A peine la porte franchie, ce ne fut que courbettes, baise main, poignée de main respectueuses et autres salamaleks.

"En avant pour la triste mascarade..." se dit il a voix basse...

L'arrivée de François ne tarda pas à se faire percevoir et occulta presque celle de l'artiste...
Mal mis, l'air hébété, le jeune homme titubant poussa d'une brusque bourrade Cramer, manquant de lui faire perdre l'équilibre...

Fendant la foule avec un sourire de circonstance, Madame de Bonneval accueillit ses deux invités avec chaleur en congédiant le laquais qui menaçait de renvoyer Valentin...

- Lucius, François, vous tombez à point nommé ! Je m'entretenais justement de vous deux avec le préfet Chaval et son épouse...
Mais je manque à tout mes devoirs, vous ne vous connaissez sans doute pas ?
Lucius voici François Valentin, le fils de l'armateur, Antoine Valentin, un jeune homme fascinant qui a vécu milles aventures...François, je vous présente Lucius Cramer, un artiste de renom, qui va certainement nous jouer quelque chose ce soir n'est ce pas ? La salle attend cela avec une impatience folle !

François saisit la main de son hôte et y appliqua un baiser courtois :

"Madame de Bonneval! votre seule présence illumine votre foyer tel un phare dans les brumes grises de cette ennuyeuse société... Heu, sans penser a mal, monsieur Cramer..." s'empressa t'il d'ajouter a l'intention du musicien. "Je suis convaincu que nous partageons une vision interessante du monde qui nous entoure..."

Madame de Bonneval tiqua au mot "vision". François constata sa maladresse et éprouva la fugace envie de s'enfuir avant d'en commettre d'autres.

"Je... Navré, monsieur Cramer, je n'avais pas vu..."

Bousculer un aveugle et enchainer les paroles mal placées n'était certes la pas la meilleure maniere de filer bas.

Il se tut.

Tendant la main devant lui, Lucius attendit que la main de madame Bonneval lui soit accorder pour y déposer un baiser de circonstance.

"Madame Bonneval, je n'aurais raté cette soirée pour rien au monde. Votre voix mélodieuse seule est un spectacle que je ne pouvais manquer pour rien au monde. Pour l'animation de la soirée, j'ai apporté mon violon et serait ravi de vous jouer un morceau de ma composition. Quant à monsieur Valentin, je ne lui en veux pas, il ne pouvait pas savoir pour ma "particularité""

L'aveugle, guidé par le son, se tourne vers Francois en lui tendant la main, le visage neutre.

"En ce qui concerne la vision du monde, je ne peux qu'acquiescer à votre remarque. Nous avons surement une vision intéressante du monde même si la mienne manque de lumière sur certaines choses"

Songeant a ses récentes expériences, Valentin se fendit d'un sourire amer. Il parcouru l'assemblée du regard :

"Je crains qu'il n'y ai pas grand chose a admirer ici bas. Le tout Paris repose vaniteusement sur des lauriers flétris, loin de se douter de l'âpreté du monde... De ce qui peut rôder, bien plus proche qu'on ne voudrait le croire..."

François s'interrompit. Il n'était pas utile de faire étalage de ses craintes a un parfait inconnu. Il but discrètement une lampée de liqueur de poire de la flasque qu'il fit aussitôt disparaitre dans sa poche intérieure. Adoptant un air détendu, il chercha diplomatiquement un sujet de conversation dans lequel il n'aurait qu'a écouter son interlocuteur et relancer de temps a autres :

"Ainsi... Vous etes musicien ?"

"Je ne vois pas comment le cacher avec ma domestique portant mon violon derrière moi. J'ai aussi quelques talent au piano. Il faut dire qu'il n'y a pas énormément de carrières pour un fils d'aristocrate aveugle, ah la la, être aristocrate quel handicape dans la vie"

Lucius ricane de sa boutade un instant pour essayer de mettre à l'aise François

"Et vous, Monsieur Valentin, avez vous quelques talents ?"

"Mes parents ont bien tenté de m'offir une éducation musicale, mais mes sœurs semblent plus douées que moi. Ils ont fini par capituler, de guerre lasse."

François marqua une pause, puis poursuivit :

"Je crains qu'en dehors de celui de mettre les pieds dans le plat ou de m'attirer des ennuis, je ne dispose pas de nombreux talents. Ce que refusent d'entendre ma famille et les bonnes gens comme notre charmante hôte.
Je suis son seul héritier mâle et mon père ne semble pas s'apercevoir que mes épaules sont trop frêles pour supporter la charge de son entreprise.
... Et puis, construire des bateaux ne m'intéresse pas. En vérité, je ne suis bon qu'a lire et m'enfuir dans la... les rêves."

"Epaules frêles ? J'ai toujours adoré le comique de cette phrase. Elle laisse supposé que la seule capacité à réussir est le physique, la vérité est bien loin de cela. En vérité ce n'est pas les épaules qui vous manque mais la volonté. Cela pourrait être bien pire cependant, vous pourriez être affaibli comme ces pauvres qui passent leur fortune dans les fumeries d'opium"

Un petit sourire orne mon visage

François Valentin tiqua de surprise. Il réfléchit a une façon de contourner la question. Mais l'ironie de son interlocuteur était éloquente... En baissant la voix, il répondit :

"Soit, vous m'avez percé a jour. Votre cécité semble n'être qu'un moindre mal. Rien ne vous échappe, n'est ce pas ?

"Ma cécité est ce qui m'a permis de le découvrir en fait, n'utilisant mes yeux je suis d'autant plus concentré sur mes autres sens tels que l'odorat. Je suis particulièrement attristé de voir des gens tomber dans cette spirale qui ne mène qu'à la destruction de soit. Mais que peut on faire contre ce fléau ?"

"Un fléau destructeur, certes, j'en suis conscient. Mais sans vous demander de le cautionner, admettez qu'il est plus tentant de se perdre en rêves artificiels que d'affronter une réalité cauchemardesque. Nous ne sommes que des mortels, et la vie peut être perçue comme un douloureux et interminable purgatoire. A ceux qui supportent difficilement la compagnie des êtres humains, l'un des rares réconforts qui demeure est la complaisance dans ses propres songes. Autant laisser le choix de leur poison a ceux qui ne veulent pas de l'existence... Du moins, pas celle ci..."

"Et cette réalité cauchemardesque apparait elle souvent après que les effets du doux poisons disparaissent ? Car si tel est le cas, cela voudrait dire que cette vision de la réalité n'est en fait qu'une vision apporté par ledit poison"

"Puissiez vous avoir raison, Monsieur Cramer. Mais les derniers cauchemars que j'ai rencontré n'étaient pas le fait de mon empoisonnement, je le crains..."

"La vie peut être dure parfois, mais il appartient à nous de l'affronter avec sang froid et discernement, comme des gentilshommes. Il y a toujours pire que votre sort, par exemple, perdre son père et sa mère à cause d'une pseudo malédiction qui poursuit les membres de votre famille et qui va surement me tuer moi aussi un jour, se retrouver aveugle de naissance"

"Une malédiction, dites vous ? Vous semblez prendre cela avec un certain détachement..."

L'aplomb tranquille du musicien commençait a faire naitre un sentiment de malaise chez François. Une fois de plus, il aurait souhaité être ailleurs. S'il s'attendait a discuter de banalités avec des gens fortunés et sans histoire, il se trouvait bien démuni face a ce mystérieux musicien aveugle. Ses yeux ne percevait pas la surface des choses comme le commun des mortels, il sondait l'intérieur des gens, François en était certain. Cet homme se distinguait étrangement de la foule qui l'entourait.

François hésitait a lui faire part de ses aventures paranormales, mais le lieu n'était pas nécessairement bien choisi. Trop d'oreilles indiscrètes... Il en avait déjà aperçu plusieurs paires qui se tendaient depuis qu'il discutait a voix basse...

"Malédiction est le nom que certains de mes serviteurs ont appelé la malchance que ma famille a subit. Tout les Cramer hommes sont touchés de cécité depuis le XVIIe siècle et le destin a voulu qu'ils meurent entre 35 et 40 ans. Même si je partage ce destin, j'ai encore 15 à 20 ans devant moi, ce qui me laisse un sursis avant de m'inquiéter d'une telle malédiction. Mon père avait pour devise de ne s'inquiéter que de l'instant présent, je pense avoir hérité de ce trait"

"Il s'agirait d'une troublante coïncidence, n'est ce pas ? Il m'a été donné d'entendre de nombreuses légendes au sujet de malédictions séculaires, dans mon Égypte natale. Malgré la modernité que l'on voudrait y instaurer de force, la croyance en la Magie et les rites obscurs demeure plus vivace que l'élite occidentale ne voudrait le laisser paraitre... Je commence a penser qu'il ne serait pas sage de réfuter une culture si universellement partagée, en Égypte comme ailleurs... Quel est votre avis personnel sur la question ?"

"Il n'est pas toujours bon d'imposer la technologie et nos croyance à un peuple d'autant plus que je sais qu'une grande partie servent non pas les dessins du dit peuple mais plutot des financiers Européens. C'est triste mais c'est ainsi que fonctionne notre monde. Nous pensons que, comme l'empire romain avant nous, les peuples vont nous accueillir et nous remercier d'avoir apporter notre style de vie. Cependant, c'était sans compter sur notre arrogance et nos idées reçues embrumant notre esprit et créant les inégalité raciales. Alors que j'étais dans un salon de Londres, j'ai entendu des financiers raconter comment des financiers anglais avait brulé un palais et chassé la noblesse de ce lieu pour en faire un hotel, c'est pour dire si la vanité de l'homme blanc n'a pas de limite"

"Triste époque... Et dire que nous nous targuons de vivre une ère de progrès, et que nous nous prétendons civilisés... nous vivons une époque barbare, quoi que puisse y changer les découvertes scientifiques, technologiques et industrielles. Qu'importe notre degré d'évolution, le monde est ce qu'il est, et il est des choses bien antérieures a nous, qui nous dépassent et que nous n'atteindront jamais. Nous pensons pouvoir tout dominer par notre logique imparable, par notre sens des affaires et notre ambition démesurée. Mais je suis intimement convaincu qu'il reste des éléments et des forces que l'esprit humain ne pourra ni comprendre ni maitriser, quoi qu'y fasse notre science... Nous ne sommes ni sages ni sauvages, et rien n'est pire que la demie mesure...

"La demie mesure est la meilleur chose qu'il soit si vous savez jongler entre le rationnel et l'irrationnel, c'est une liberté totale de choix et de croyance. Mais cela vous ne pourrez le découvrir qu'en étant totalement maitre de vos sens, c'est pourquoi je vous conseille d'éviter de chasser le dragon. Quand a votre remarque sur la barbarie de certains ce n'est nullement du à l'époque ou encore à civilisation. Elle est due au fait que ce sont des humains, naissant avec la possibilité de faire le pire comme le meilleur"

Pensez vous donc être le premier a vouloir me faire la leçon, M. Cramer ? La chasse au dragon émousse surement les sens, mais est loin d'être le vice le plus abject qui soit. Mais j'entends votre point de vue, et je vous remercie de vous soucier de ma santé..."

François tourna légèrement le dos a la foule et but une lampée de liqueur, sans se préoccuper de l'air de dédain que cela provoquait a son vis a vis. L'alcool lui montait un peu à la tête et ses inhibitions commençaient a s'évaporer.

"Pour ce qui est de la capacité de l'homme a commettre le pire, je crains que nous n'ayons encore qu'entr'aperçu l'éventail des horreurs dont il peut faire preuve... J'ai ouï dire que des femmes ont été atrocement assassinées récemment, dans les rues de notre belle capitale de Raison et de culture, perle de la civilisation ... Et la police semble piétiner dans son enquête, aux dires des journaux..."

Valentin afficha un sourire sombre:

"Un espoir pour la race humaine demeure cependant. Imaginons un instant que ces crimes ne soient pas l'œuvre d'un humain..."

"Je ne suis pas le premier à vous faire la leçon, mais je suis surement celui qui connait le mieux les ténèbres de ce monde pour les cotoyer continuellement. Dans votre désespoir, vous occultez totalement les gens qui font ce qu'ils peuvent pour aider les hommes et les femmes dans le besoin, comme par exemple, madame Bonneval qui, à sa manière essaie de vous aider. Quant aux meurtres dans cette ville, c'est monnaie courante. Il y a trois jours un hommes est mort devant ma porte, un certain Henri Martel"

François Valentin fit la moue, entre surprise et admiration :

"Vraiment ? Voila qui n'est pas banal. Ce nom m'est cependant étranger, je ne crois pas l'avoir jamais entendu. Mais, je vous en prie, dites m'en plus, vous avez piqué ma curiosité. Monsieur Cramer, je ne m'attendais pas a faire une rencontre telle que la vôtre. Je trouve cette entrevue de plus en plus en plus intéressante. Il se pourrait que j'ai moi aussi une histoire a vous raconter en retour. Et si nous nous asseyions nous dans cette alcôve, à l'écart ? Nous y serons plus tranquilles; qu'en dites vous ?"

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