Quelle journée!

Sylvain regarda les escaliers d'un air assassin. Ils lui rendirent son regard.

Il les détesta immédiatement, d'une haine qui irradiait, qui alourdissait l'atmosphère, qui donnait envie de prendre ses jambes à son cou sans se retourner, de peur de voir ce qui pouvait être à sa poursuite.

Mais ils ne flanchèrent pas, ils restèrent là, calmes et immobiles, promettant sereinement à Sylvain une montée douloureuse vers la chambre de bonne qui l'attendait, là-haut, tout là-haut.

Sylvain avait quitté la propriété des De Chalois tôt ce matin, pour grimper dans une charrette, seule monture qu'il pouvait se permettre au vu du mal de chien que lui infligeait sa blessure à la cuisse. Avec un bon étalon, il aurait couru la campagne dans un galop effrené, le vent dans les cheveux, le soleil généreux venant combattre l'agréable air frisquet de ce matin d'été.

Au lieu de ça, il était resté dans le charrette, mi-assis, mi-allongé, balloté en tous sens par les trous dans la route, et il s'était fort ennuyé. L'inaction n'empêchait pas sa jambe de le faire souffrir, et pesait sur cet homme énergique comme le boulet au pied du prisonnier en fuite.

La différence, c'est que Sylvain ne fuyait pas, mais au contraire se dirigeait tout droit vers la gueule du loup, la gueule béante d'une ville trop grande, trop grise et trop sale.

Mais c'est dans cette mare grisâtre que se cachaient les bons médecins, d'après ce que le fils De Chalois avait dit, et Sylvain avait rendez-vous le lendemain avec l'un d'entre eux, qui saurait soigner sa jambe.

Restait qu'un obstacle séparait toujours Sylvain du lendemain et de la guérison: ces escaliers. Maudissant sa blessure, il empoigna son sac et entama sa douloureuse ascension, se promettant pour se donner du courage qu'une bonne rasade d'eau-de-vie l'attendrait dans sa chambre.

Madame Genevrier était gardienne....
Elle était arrivé à 13 ans à la capitale, à l'origine pour être commis de boulangerie...
Mais le destin lui avait offert un autre poste, qu'elle affectionait tout autant, car, là aussi, on y rencontrait des gens tous les jours...

Lorsqu'elle avait vu rentrer le titan, qui montait ,essoufflé, la cage d'escalier, sa curiosité fut atisée...
Elle quitta immédiatement son ménage pour sortir de sa loge...

- Vous voulez un coup de main, mon bon monsieur ? Vous êtes à quel étage ? A l'appartement du d'sus ? Tenez donc, j'vais vous aider à porter les valises, z'avez pas l'air en forme...

Sylvain était habitué à l'effort, et aimait ça. Rien de tel qu'une journée crevante et bien remplie, récompensée au soir par un repas conséquent et la boisson qui va avec.

Mais d'habitude, il se donnait à fond, la puissance de son corps lui permettant de dominer le plus revêche des étalons et de museler le plus agressif des limiers.

L'effort qui l'occupait dans cet escalier taillé pour les nains était différent. Son corps ne luttait pas avec lui, mais contre lui, et cela l'énervait au plus haut point. Lui qui n'aimait pas les faibles, voilà qu'il en faisait désormais partie.

Aussi jeta t'il un regard qui aurait stoppé net un cheval au galop à la femme qui vint lui proposer son aide. Tellle une volée d'escaliers, elle ne flancha pas. Sylvain devait vraiment faire peine à voir, pour impressioner si peu une petite bonne femme...

"C'est l'air de la ville qui m'réussit pas, voilà tout", dit-il d'un ton cassant, tout en posant malgré tout son encombrant bagage aux pieds de la femme. "Mes poumons sont trop sains et supportent mal l'air vicié d'votre cité."

Il observa la femme ramasser sans sourciller son gros sac, et récompensa son effort d'un mouvement de tête.

"Ouais, je suis au-dessus. M'appelle Sylvain", rajouta t'il à contre-coeur.

- Moi aussi j'viens de la province et j'avais exactement la même vue qu'vous...Mais vous en faites don' pas...Ca vient tout seul, on s'habitue...

La maigrelette bonne femme porta le lourd sac de Mache sans apparente difficulté

- C'est rien lourd, votre valise...Z'avez mis un cheval dedans ? Ha P'tet que vous êtes un brin coquet ? fit elle avec un sourire malicieux.

Intarissable elle continua de parler en ouvrant la porte de la chambre

- Je viens d'à coté d'Amien, et c'était moins commode de venir à l'époque...Vous m'faites penser à Monsieur Genevrier...L'aimait pas beaucoup ça non plus la ville...Pensez, il était bucheron...Alors finir employés des postes...

Elle poussa la valise dans la chambre

- Voilà...Vous avez les toilettes et un broc d'eau dans le petit placard sur le palier...Si vous avez besoin, descendez me voir...
A pis, pour votre jambe, je peux vous donner un cataplasme...M'enfin si c'est plus important, devriez voir le Docteur Pignon....C't'un homme intelligent...
Je vous laisse tout mettre en ordre et je redescend...Bonne journée...

"Hm", grogna Sylvain en guise de remerciement. Il regarda la petite bonne femme quitter sa chambre, et considéra celle-ci.

Il soupira, espérant que son séjour à Paris ne serait pas trop long, et commença à défaire ses affaires, ce qui fut trop long et trop ardu à son goût. Fatigué par cette tâche pourtant simple, il s'écroula sur son lit, frustré et la cuisse en feu.

Il y avait déjà appliqué un ctaplasme la veille, mais la soigner de nouveau ne serait pas du luxe. Son rendez-vous avec le médecin conseillé par Aristide (le fils De Chalois, ndlr) n'aurait lieu que le lendemain, et d'ici là il n'avait rien à faire.

Considérant le ciel par la fenêtre de sa chambre, il se demanda s'il avait encore le temps d'aller voir cette Madame Gevevrier ou son Pignon de docteur.

En dessous, la viande cuisait...
Elle exhalait une odeur de sang cuit prononcée, presque ecoeurante...
Sylvain n'avait pas mangé depuis son arrivée et son appétit s'aiguisait au fil des minutes...Il aurait presque pu sentir chaque ingrédient présent dans la poele...
SOn ventre grogna...

Sylvain ne fut pas surpris de sa propre faim, et de l'effet que produisait en lui la forte odeur de la viande qui cuit. Il avait toujours été un gros mangeur, et ses besoins avaient toujours été plus qu'assouvis chez les De Chalois.

Etrangement, il n'avait même pas pensé à ce qui l'attendrait une fois à Paris: sa chambre de bonne n'avait même pas de cuisine, alors inutile d'espérer une bonne flambée venant accueillir et rôtir une bonne pièce de viande tirée du gibier chassé le jour même.

Alors qu'il réfléchissait à cela, l'odeur s'accentua, entêtante et ennivrante, aussi Sylvain se leva t'il et, oubliant presque sa jambe blessée, se précipita à l'étage inférieur et frappa à la porte, espérant y déranger une Madame Genevrier souriante et accueillante qui lui offrirait cataplasme et bonne chère.

"Tsss", fit Sylvain, se sentant soudain pathétique d'avoir de telles pensées de gosse gâté.

La petite dame ouvrit la porte en souriant

- Suis je bête, je n'ai même pas pensé à vous demander si vous aviez mangé !
Je vieillis, on dieu, je vieillis...Je fais une entrecôte, bien saignante...Hector adorait ça, avec des haricots...Et bien rentrez, restez pas planté là...

L'odeur de sang était intense et puissante...Elle imprégnait chaque fragment d'air, chaque souffle de vent...

La vieille dame continuai à parler, sans que Sylvain y fasse grand cas...

- Votre lucarne donne sur les toits, on y aperçoit le palais du Louvres si on regarde bien...Avant le gars du dessus sortait par là...C'était un artiste, il était un peu bizarre mais très gentil...Moi j'ai toujours eu peur que les cambrioleurs y passent...C't'assez grand pour faire passer un boeuf cette fenetre...

Tout en babillant, Madame Genevrier s'activait, placant une assiette et des couverts devant Sylvain et, rapidement mais pas assez pour Sylvain et son ventre gargouillant, y déposa l'entrecôte.

Sylvain se jeta dessus, avec une férocité qu'il ne se connaissait pas: lui qui avait toujours mangé à l'instant où il le souhaitait, d'être resté ainsi sans rien à se mettre sous la dent malgré les suppliques de son estomac avait été difficilement supportable.

Il eut tôt fait d'en finir, et repoussa son assiette, se laissant aller sur sa chaise et étendant ses longues jambes. Sa cuisse était à peine douloureuse.

Sylvain se sentait bien, repu comme jamais, et reconnaissant envers la femme. Chose rare, surtout quand adressée à une personne qu'il connaissait à peine, il lui sourit.

Légerement effrayée au début, Madame Genevrier sourit à son invité...

- Ha bien...Ca fait plaisir à voir des appétits comme celui là !

Elle griffona un petit quelque chose à l'aide d'un vieux porte plume sur un bout de papier à lettre

- Je vous ai noté l'adresse du Docteur Pignon...Au cas où que votre jambe vous ferrait encore des misères...
Et puis profitez en pour vous ballader, c'est pas souvent un temps comme ça à Paris vous savez...

Les oreilles de Sylvain bourdonnaient...Ils lui semblaient qu'il entendait à la fois tous les bruits de la rue en même temps...
La vieille femme lui versa un verre tiré d'une bouteille translucide

- T'nez donc...Un coup de calva..Moi j'en bois jamais et Hector en prendra plus de là où il est...

"A la santé d'Hector, alors", lança Sylvain de sa voix grave en avalant d'un trait le verre de calva. L'alcool lui fit un bien fou, et il se promit de demander s'il pourrait débarrasser Madame Genevrier de ses réserves qui devaient à n'en pas douter l'encombrer.

"Une ballade, pourquoi pas, même si j'ai du mal à saisir l'intérêt d'admirer un paysage fait d'étroites ruelles et de façades grises."

"Quant au Docteur Pignon, ma foi, un autre genre de médecin se trouve ici qui sait calmer les douleurs mieux que quiconque", fit-il en désignant d'un coup de menton la bouteille de calva.

La grand mère agita les mains

- Ha ba, r'prenez en tout ce que vous voulez ! Y'en à plein la cave...
J'vais vous laisser la clé si vous voulez, pourrez prendre des patates si ça vous fait plaisir, mais touchez pas au lard, sinon, je vous reçois à coups de balais...

Elle decrocha l'une des petites clés du petit porte clé mural et la fit glisser sur la table...

L'alcool faisait du bien à Sylvain...Il amoindrissait ses curieux maux de tête et tempérait cette sensation d'enfermement qu'il avait connu dès qu'il était rentrée à Paris...
La vieille femme lui servit un autre verre

Sylvain réserva au second verre le même sort qu'au premier, et se dit qu'en lieu et place d'une ballade il se prendrait bien une bonne cuite.

Toutefois, son ruminement fut interrompu par le cri de détresse d'un oiseau qui, tout proche, venait de se faire attraper par un animal. Sans doute un chat qui s'était emparé d'un de ses pigeons gros et laids comme seules les grandes villes en hébergaient.

Cela lui rappela ses propres parties de chasses, là-bas, chez les De Chalois, lorsqu'une perdrix encore chaude venait alourdir sa gibecière.

"Pourquoi l'homme a t'il ainsi décidé de s'éloigner de la nature?", se demanda t'il tout haut, dépité, les yeux dans le vague.

Sylvain étouffait...L'exiguité du petit appartement faisait monter en lui une soif inextinguible de liberté...Sentir la caresse du vent, courir le long d'un cours d'eau, toucher l'écorce d'un arbre...
Même ses vêtements lui paraissaient étriqués et superflus...

Etait ce l'alcool ou la fatigue ? La tête de Mache tournait, il se sentait prisonnier, oppressé dans cette endroit clos et trop petit pour lui...

N'en pouvant plus, il se leva brusquement et se dirigea vers la porte, ignorant l'air surpris de la vielle femme.

Il gromela un au revoir et quitta la pièce, pour dévaler quatre à quatre les escaliers, se cognant dans les murs à chaque étage du fait de l'étroitesse de la cage d'escaliers.

Finalement, il ouvrit la porte de l'immeuble et sortit en la claquant violemment, avalant une longue bouffée d'air. Prenant à peine le temps de revenir sur son comportement ou sur sa douleur à la cuisse qui revenait, réveillée par sa course folle dans les escaliers, il s'éloigna, se laissant guider par l'instinct, un instinct qui saurait à n'en pas douter le mener vers un coin de verdure.

Il semblait à Sylvain que ses poumons allaient éclater sous la pression de l'air qu'il engloutissait à sa sortie...
Se taillant un chemin parmi une foule compacte qui le mettait mal à l'aise, il se sentait à nouveau ecrasé...
Rudoyant les passants, il croisa un cheval...

L'animal le fixa, s'ébroua puis brusquement se mit à hennir et cabrer comme s'il eut été effrayé par quelques choses...

Suite dans Le parc Monceau (Paris)

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