Arrivée à Paris...

Les premiers rayons de soleil de l'aube réveillèrent la jeune indienne, blottie contre son sac contenant toutes ses affaires...
Après ses multiples voyages, elle atteignait enfin la ville des lumières, et l'espoir de jours meilleurs...
Les passagers de la cale se pressèrent pour sortir sur le quai et le grand bateau deversa le flot d'homme et de femmes qui allourdissaient ses flancs progressivement sur le Canal St Martin...

- Paris ! Paris ! Tous les passagers descendent !

L'espoir de ces hommes et de ces femmes venues des quatre coins de France illuminent leurs yeux, et à ce moment précis, aucun d'entre eux ne doutent qu'il ne pourrait vivre une vie exceptionnelle...
La jeune indienne s'étire, bientôt seule dans la cale poussièreuse et sale, où plane une forte odeur humaine....

Prudemment, Vishalakshi ouvrit un œil. Puis l’autre. Tous étaient descendus. Tant mieux. Elle avait bien faillit étouffer. Tuée par ce monde.
Elle s’y était préparée pourtant. Mais plus que jamais, cette fuite en avant, éperdue, vers le la ville lumière lui parût insensée. Elle tenait à ses ailes.

Puis, comme frappée d’une langueur mortelle, elle attrapa son maigre baluchon. Des plumes, du papier. Rien d’inutile.
Ses gestes se faisaient de plus en plus lent, ces derniers jours. Comme rattrapés par le temps.
D’une impulsion du buste, elle se remit d’aplomb. Quitter cet endroit, au plus vite.
Elle passât la tête par la porte de la cale, puis, précautionneusement, doucement, elle posât le pied sur la première marche du marche pied. Silencieusement. Comme si elle avait encore porté ses grelots aux chevilles.
Aujourd’hui, elle ne voulait pas inviter le monde à danser. Elle était bien, seule, au milieu de la frénésie. Elle était, enfin.
Doucement, ses yeux se relevèrent vers la ville noyée de brume. Sa main se leva précautionneusement, comme pour écarter un voile lui obscurcissant la vue. Mais il n’y avait nul autre voile que celui de la vie humaine, montant dans le ciel de Paris, en volutes paresseux.
Aussi paresseux qu’elle.

Une éternité s’écoula avant qu’elle ne pose le pied sur le quai. Elle semblait rêver sa marche, entraînée par le flot continu et pressé des voyageurs.
Elle, elle ralentissait. Pour une fois, elle semblait avoir imposé sa langueur au monde. Elle avait arrêté l’univers dans sa course, le temps s’accrochait à ses pas.

« Tout grandit, approche, passe
Et s'efface...
Rien, dans l'horizon mouvant,
N'a ni forme ni distance :
Le sol danse !
Le char dépasse le vent ! »

Un sourire infini se forma sur ses lèvres. Un sourire qui semblait participer de son corps tout entier. Comme si elle était la source de toute joie en ce monde.
Et les mots, lents, s’écoulaient. Franchissant ses lèvres, ronds, pleins, s’enfuyant en spirales décousues.
Rejoignant l’air de la ville.

L'air de Paris habituellement assombrit par l'automne naissant en ce début d'année, ouvrit exceptionellement un spectacle lumineux à la jeune indienne...

Le marché du Quai bourdonnait de monde et la hall au grain exalait des odeur d'épice et de campagne...
Plusieurs personne se retournèrent sur le physique étranger de Vishalakshi, en particuliers les jeunes hommes, pour qui le cocktail d'étonnant d'exotisme et de fraicheur fut foudroyant....

Mais les parfums du marché et les couleurs des étals eurent tôt fait d'attiser les appétits et de faire ressurgir les premiers problèmes ?
Où aller t'elle pouvoir se loger ? Dans une cité comme Paris, il n'était guère prudent de laisser les étoiles seules veiller sur elle...

La lumière emplit ses yeux émerveillés alors qu’elle dépassait l’ombre projetée par le toit de verre et d’acier d'un des batiments du port. Une lumière effarante, perturbante. Une lumière que jamais on n’aurait osé poser en ce lieu. Peut-être était-ce là la magie de cette ville. Ces instants chutés d’un Eden dérobé.
Les rayons du soleil inondèrent le visage, et Vishalakshi ferma un instant les yeux.

Qu’elle rouvrit bien vite, effrayée. La magie était passée, et le soleil envolé. Ce n’était plus qu’une ville froide malgré son bouillonnement, sale malgré sa dorure.
Alors, Vishalakshi tourna prestement les talons, et, à contre courant des autres voyageurs, elle rentra de nouveau sous l’ombre protectrice de la verrière.

A la lisière de l’ombre, elle posa son maigre bagage à terre. Précautionneusement, elle s’assit dessus, lissa sa robe achetée il y a peu, et, un pied dans l’obscurité, un pied au soleil, elle attendit.
Nul doute qu’on finirait par l’aider.
Et elle avait l’éternité à ses pieds.

Les heures passèrent interminables...De temps à autre une grande bourgeoise, la larme à l'oeil à la vue de cette pauvrette jettait un sou avant de s'eclipser bien vite de peur qu'elle en demande d'autre...
Le marché se vidait et les enfants des quartiers pauvres commençaient à se disputer les reliefs abandonnées par les marchands : tomates écrasées, carotte fendues ou moisi, feuilles de choux tombées des étals...
Sans même qu'elle ne l'entende pourtant, un homme s'était assis à ses cotés...
Un homme que le temps et le voyage avait fatigué, au long chapeau de voyageur et aux curieuses lunettes rondes, aux verres noires comme la nuit...

- Perdue, hein ?

Les carreaux de la verrière projetés au sol avaient depuis longtemps changés de place, entraînés par le soleil.
Aux pieds de Vishalakshi, quelques pauvres piécettes, qu’elle avait ordonnées en ce qui ressemblait à un lotus stylisé autour d’elle.
De temps en temps, un mioche plus courageux qu’un autre venait lui en chiper une ou deux. Vishalakshi attendait alors les suivantes, pour combler les trous. Sa nature avait horreur du vide.

Un des carreaux, déformé, avait presque atteint la pointe d’un des pétales, frôlant une pièce de cuivre, quand une autre ombre, sombre, celle-ci, vint empêcher la tendre embrassade des deux êtres promis l’un à l’autre.
Un homme s’assit à côté d’elle.
Vishalakshi ne tourna pas la tête, elle maîtrisait suffisamment le regard en coin.
Elle eut une dernière pensée émue pour l’amour foulé à l’ombre par l’intrus, avant de répondre à une question somme toute innocente. Et presque sensée.

-« Non. »

Le ‘non’ de Vishalakshi était rauque, son ‘o’ s’apparentant plus à un ‘a’, plein, sonore.
Elle tournât enfin la tête vers l’érynie si mal placée.

-« Je ne suis pas vraiment perdue. »

Puis, dans un immense éclat de rire, elle rajoutât :

-« Jolis yeux, mais vous devriez vous modérer sur le khôl. Sauf si bien sûr le mauvais œil qui vous poursuit est en conséquence. Dans ce cas, je me demande si je fais bien de rester près de vous ! »

- Jolis yeux ?

L'homme poussa un petit rire...

- Cela fait longtemps qu'ils ne fonctionnent plus ma jeune amie....
Et pourtant le vieil homme que vous voyez est encore capable de distinguer votre beauté, jeune fille...
Vous n'êtes pas d'ici...et vous n'y avez peut être pas votre place...De curieuses choses vont se produire, mon amie, et vous allez être au centre de la tourmente...

D'un geste il ramassa les pièces puis les jeta en l'air...Leur tintement rappelaient les petits carillons que le vent pousse parfois, aux portes des maisons d'orient...Elles formèrent un signe...Un signe que la jeune femme ressentit immédiatement comme mauvais...Plus aucun reflet de soleil ne semblait venir frapper la monnaie sur le sol.

Arrivée à Paris... RUNE

- Voilà pour le mauvais oeil...Méfiez vous en comme de la peste....

L'aveugle reprit son chemin, silencieusement...

- Trouvez celui qui rassemble en lui l'homme et la bête... La bête et l'homme en un seul corps trop petit...Qui sait peut être parviendrez vous à apaiser ses souffrances ? Qui sait ?

Et la lumière stoppa, emplissant d’effroi la jeune fille tremblante. Sur le sol, sont lotus protecteur s’était mué en fleuve tourbillonnant, dévastateur. Et il n’était causé par aucune pluie, aucune source. Il était de bronze et de cuivre.
Pourtant, au plus fort de la tourmente, son cœur s’apaisa. Sa respiration se fit de plus en plus lente.
Le fleuve donnait naissance à un delta. Trois bras de mers, autant de chemins. L’infini des possibles. Et cette idée s’accorda magnifiquement en elle.
Elle sourit, et ramassa les piécettes, qu’elle remit aussitôt en lotus.

-« Je connais peu de gens qui attendent le mauvais œil comme la mousson. Je saurais m’en garder, comme toujours. »

Que l’homme puisse être étrange ne l’effleura même pas. Elle acceptait tout, en bloc. De toute façon, sa connaissance des autres hommes était assez limitée.
D’un seul et ample mouvement, Vishalakshi se releva, imitant en cela son Tirésias.
Et, tout en lui adressant un exubérant geste d’adieu, elle lui cria :

-« Tous les fils de Purusha (1) ne sont-ils pas à la fois homme et bête ? »

Puis, haussant les épaules, elle décida de s’aventurer en pleine lumière. Elle en avait assez des quais.

(1) Purusha est l'homme primordial dont sont nés les humains, par son démembrement.

Les pas légers de la jeune femme la guidèrent vers un lieu de verdure et de calme...
L'onde tranquille qui traversait l'espace vert lui semblait plus raffraichissante que les bords noirs de monde de la Seine...

Les enfants y jouaient négligeament sous l'oeil bienveillant de leurs nourrices...
La jeune femme poussa les grilles de ce havre de paix

Suite au Parc Monceau( Paris)

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