Le Manoir Kridine

Les coups resonnèrent trois fois sur la porte de chêne ornée de motifs complexes, et restèrent un temps sans réponse.
Puis, dans l'entrebaillement, le visage blâfard et quasiment momifié d'un antique majordome, dont la taille lui donnait une allure de colosse desséché, apparut...
Ses sourcils se froncèrent, puis d'un geste presque thêatral, il invita Lucien a entrer et l'annonça...

- Monsieur le Comte vous attend au fumoir, ajouta t'il en désignant une des nombreuses portes d'un hall immense, décoré avec le style particulier de Kridine.

Le grand corridor sombre, tapissé de pourpre semblait interminable.
L'effet était accentué par la noirceur des lieux, à peine dissipée par la lampe à huile chevrotante du majordome, découvrant de ci de là une galerie de portraits anciens, représentant vraisemblablement les austères ancêtres de la famille Kridine.

Une gigantesque vitrine présentait avec ostentation un grand nombre de curiosités des quatres coins du monde : gravures chinoise, poignard turque, sceptre africain orné d'ossements, peau de bouc séché marqué de divers signes kabbalistiques, masque indien...
Chacun de ces objets irradiaient d'une aura malsaine et temoignaient des fascinations morbides de leurs propriétaires...

Lorsque le majordome poussa la porte, une mélodie triste et envoutante parcourait déjà le fumoir.
Un homme de grande taille tournait le dos aux arrivants et ne semblait pas s'en préoccuper le moins du monde tandis que ses mains parcouraient les touches d'un grand piano noir avec une fluidité émouvante.
Son visage semblait fixé sur la représentation en pied d'une jeune femme d'une grande beauté, vraisemblablement executé par un maître peintre.

Dès que le majordome commença à ouvrir la bouche, l'homme fit claquer le piano en refermant le couvroir à touche et sans se retourna ajouta d'une voix teinté d'un fort accent russe....

- Monsieur Bonnaire.... Je suis heureux que vous soyez aussi ponctuel....Asseyez vous je vous prie.

"Bonsoir, comte Kridine"
Lucien découvrit une grande pièce ornées de tentures de couleurs sombres. Plusieurs longs canapés étaient disposés en cercles. Ils devaient certainement servir de divans lors des "festivités" qu'on peut imaginer se produire dans un fumoir. Lucien, habitué durant sa jeunesse à ces plaisirs qu'on dit divins mais dont les effets secondaires peuvent altérer la pensée, avait décidé de rester lucide durant toute la soirée.
Lorsque Kridine l'y invita,il s'assit sur un canapé proche d'une plante verte, très utile pour vider discrètement les verres que son hôte pouvait lui proposer.
Le comte Kridine l'intriguait toujours. Son goût pour l'ésotérisme et la parapsychologie étaient fascinant. N'était-il qu'un collectionneur excentrique qui cherchait à accumuler les objets les plus bizarres sans pouvoir en user réellement? Ou avait il réellement un but dans la possession de ces objets? Il préféra le ranger dans la première catégorie, pour se rassurer et légitimer le contrat qu'il allait passer avec lui.
Lucien chercha à lancer la conversation sans entrer directement dans le vif du sujet :

"Comment a fini notre précédente affaire? Les informations que je vous avais fournies vous ont elles été utiles?"

- Ferais je de nouveau appel à vos services, si je n'avais été totalement satisfait de votre précédent travail ?

Kridine se retourna vers Lucien et laissa transparaître un sourire presque carnassier.
Son visage rectiligne et sa barbe blanche parfaitement taillée lui donnaient une allure de statue de pierre d'une symétrie inhabituelle chez la plupart des êtres humains.
Il proposa un cigare puis un cognac à Lucien puis s'en versa également un verre...

- Monsieur Bonnaire...Ce que j'ai à vous demander maintenant est peut être dangereux et vous menera sans doute à des pistes que l'esprit humain se refuse à explorer, par peur sans doute, d'y trouver une réponse effrayante à ses questions...Cela justifiera amplement la somme que je vous ai proposée...

La proposition de Kridine semblait plus que louche. Des réponses si effrayantes que l'esprit humain se refuse à les accepter? Apparemment, cela concernait un domaine que les sciences récusaient. Lucien était assez ouvert. Bien sûr, plusieurs charlatans réussissaient à faire croire à des esprits simples qu'ils possédaient des pouvoirs magiques. Mais Kridine n'était
pas de ceux qu'on pouvait berner. A vrai dire, son hôte lui même avait une apparence fantastique...
"Le mieux est de m'expliquer quelle sera ma tâche. Mais jouons franc-jeu : même si je suis habile, vous savez que je maîtrise très mal les sciences; et plus encore les sciences occultes. Si l'affaire nécessite une profonde réflexion, il faudra que j'ai un collaborateur qualifié."

L'aplomb de Bonnaire fit résonner le rire grave de l'excentrique russe...

- Vous allez droit au but, Monsieur Bonnaire et j'aime ça.
Il s'agit d'une série de meurtre..Des jeunes femmes, toutes sans famille connues et toutes actrices.
Leur mort est similaire à chaque fois : leur visage est entièrement labouré avec quelque chose qui n'a rien à voir avec un couteau...En réalité, tout porte à croire qu'il s'agisse d'un animal...
Un animal, monsieur Bonnaire, qui choisit ses victimes et est suffisament intelligent pour attendre le moment où sa proie se retrouve seule pour attaquer...Un animal qui ne laisse ni trace de pas, ni morsure distinctes...
Un animal, monsieur Bonnaire, qui ne se trouve dans aucun livre de zoologie actuelle, je peux vous le confirmer...

Kridine vida son verre et le posa séchèment sur la table...

- Si vous avez besoin d'un avis, demandez à voir le Professeur Lecoeur à l'Université de la Sorbonne. Il devrait pouvoir répondre à certaine de vos questions. De mon coté, je pourrais également analyser les indices que vous pourriez m'amener...
Mais attention, la majorité du dossier actuel doit se trouver à la Sûreté publique et lorsque ces imbéciles en auront assez de courir après un fantôme, ils cloront surement l'affaire...

Bonnaire tenait pensivement son menton entre le pouce et l'index, et resta silencieux un instant. Puis il reprit la discussion
"Appelons cette bête pour ce qu'elle est. Si c'est un animal inconnu de la science et qu'aucun cerveau sensé n'oserait imaginer, c'est un monstre.
De plus, c'est selon vous un animal. Or, il agit de manière humaine, selon un rituel bien précis. Soit cet animal est dressé par une personne qui l'incite à tuer des personnes bien précises, et certainement désignées par elle; soit c'est un monstre qui ne tue pas à l'instinct. Dans ce cas il est doué d'intelligence.
Vous m'avez donné des pistes mais vous même, vous semblez en savoir plus. Pourriez vous me décrire cette bête? Est elle liée à la jeune femme dont vous regardiez le portrait tout à l'heure?"

Kridine laissa échapper un de ses rires inquiétant, dont on ne savait s'ils étaient témoins de bonne humeur ou d'un désespoir profond...

- Vous décrire la créature ? Si je le pouvais, vous aurais je demander de me trouver des informations... Tout ce que j'ai pu apprendre récemment est qu'elle doit être doté de griffes puissantes, comme celle d'un ours et se déplacer en empruntant les canaux des égouts, pour opérer aussi vite... A moins bien sur qu'elle ne vole. Je la pense donc douée d'une certaine intelligence mais l'idée du contrôle par "sorcellerie" est loin d'être saugrenue.
Toutefois, si la créature invoquée est elle même faiblement intelligente, elle ne portera aucune attention à être détectée ou non.

Une chose pourtant est notable : les jeunes actrices travaillaient toute au Cleonte, un théâtre parisien. Mais je connais le directeur. Il n'est pas de ceux qui découpe ses actrices en tranche....

Lucien perçut clairement que Kridine éludait la question sur la jeune femme du tableau et qu'il valait mieux éviter d'aller le chercher sur ce sujet.

La tâche semblait plus qu'ardue de la façon dont Kridine la contait. Mais elle avait aussi quelque chose de spécial qui plaisait à Lucien : il se trouvait peut être devant un adversaire qui relevait du fantastique.
- Et bien, dit Lucien en se relevant, vous m'avez amplement renseigné sur la mission que je dois accomplir pour vous. Je vais donc vous demander le reste des 4000 francs que votre intermédiaire m'avais présenté et me retirer. Vous serez informé régulièrement des informations que je pourrais récolter au fil de mes investigations. Je sais que vous vous y connaissez en sciences occultes. Si la créature se révèle être dotée de pouvoirs, j'espère pouvoir compter sur vous pour m'éclairer. Soyons clairs cependant : si la bête se montre d'une puissance surhumaine, je demanderai de l'aide. Je compte sur vous pour m'en fournir.

- S'il s'agit effectivement de la créature à laquelle je pense, monsieur Bonnaire...Vous aurez un crédit illimité...

L'acuité de Lucien lui permit immédiatement de détecter une grande détermination dans la voix de Kridine et une gravité presque effrayante, suivit d'un bref regard attristé du coté du tableau que le comte fixait avant que l'homme à tout faire n'arrive....

- Maximilien vous donnera le reste à votre départ...Je ne vous retiens pas...

Kridine serra fermement la main de Bonnaire et se tourna vers la baie vitré, les bras croisés et contempla le jardin clos aux formes étranges...

Le petit chemin conduisit le fiacre à travers l'inquiétant jardin du Comte, qui semblait, malgré la pleine journée, toujours couvert de brume humide.
Deux corbeau, perchés sur les griffes d'un dragon de verdure au feuillage dégarni accueillir les invités avec un croassement agressif.
Les portes d'acajou noires, couvert de motifs macabres s'ouvrirent des deux battants pour laisser apparaître le majordome à l'air fantômatique.

- Le Comte accepte de vous recevoir. Il n'est pas encore prêt toutefois et vous demande de bien vouloir l'attendre au fumoir.

La scène est identique à celle de Lucien : Gabriel et Cassandre reconnaissent également quelques objets ésotériques que la brièveté de l'examen ne permet pas d'identifier d'un seul coup d'oeil...
Le fumoir, lui, est la seule pièce chaleureuse de la sinistre demeure, du moins celle qui paraît la moins altérée par la passion morbide du comte.
Seul le portrait de la femme, d'un réalisme certain, donne une certaine touche de nostalgie amère à l'ensemble.

En tant normal, Gabriel aurait déjà sorti son arme dans un endroit avec une ambiance dérangeante. Heureusement que le fumoir était plus accueillant sinon il aurait déjà préparé quelques glyphe de protections sur le plancher. C'est donc avec une certaines appréhension que le jeune homme demande à Cassandre

"Nuls doutes qu'ils aient des connaissances dans l'occulte ... ou alors un gout pour les objets morbides ... mais pourrons nous lui faire confiance ?"

- Je ne sais pas cher Gabriel, je ne sais pas...ce qui est certain c'est que c'est ce Comte qui a envoyé Lucien Bonnaire au Cléonthe enquêter sur les mystérieux meurtres, et qu'il était prêt à rétribuer largement Lucien s'il lui amenait des éléments convaicants suite à ses investigations, à ce que j'en ai compris tout du moins. A défaut d'argent, encore que nous ne soyons pas dans l'opulence mon oncle et moi, nous pourrons j'espère lui demander une aide matérielle ou spirituelle j'imagine...J'ai peur qu'il nous soit difficile de rentrer dans les cercles de l'occulte parisien sans un chaperon prêt à nous guider. Mais bon, l'extrême prudence s'impose, le Comte est un Monsieur du monde et nous ne jouons pas dans la même cour que lui, et pour le peu que j'en connaisse de lui il serait particulièrement inquiétant...

Cassandre serrait ses mains nerveusement, la pression commençait à monter, et le sang batait dans ses tempes...ne faisait elle pas une bétise?

- Inquiétant ne signifie pas forcément dangereux, Mademoiselle fit une voix à l'accent russe fortement prononcé.

La silhouette de l'homme vêtu de noir de pied en cap avait brusquement surgit de l'encadrure de la porte, sans émettre le moindre bruit.
Le regard d'aigle fixa un instant ses deux invités puis l'homme saisit la main de Cassandre pour y porter ses lèvres.

- Ievgueni Ivanovitch Kridine...Les amis de Monsieur Bonnaire sont les miens..Je vous prie de bien vouloir me faire l'honneur de vous assoir...

En tout cas, il est trop tard pour se débiner pensa Cassandre, adressant un sourire faussement assuré à son hôte.
- Pardonnez notre intrusion Comte Kridine, improvisa Cassandre, ...Monsieur Bonnaire m'a tant ... vanté votre sens de l'hospitalité, enfin, j'ai pensé qu'une visite impromptue ne vous offusquerait pas?
Elle lança un regard complice à Gabriel, espérant qu'il jouerait le jeu.

Le rega... l'oeil méfiant de Gabriel se posa sur le propriétaire des lieux avant de s'assoir tranquillement après un :

"Bonjour" assez sec

Kridine adressa un petit rictus amusé à la mauvaise humeur de Gabriel

- J'avais en effet employé Monsieur Bonnaire, mais s'il a jugé bon que vous vous rendiez ici, c'est qu'il devait avoir ses raisons.
Je suis au contraire honoré d'avoir des invités de votre qualité...J'ai fâcheuse tendance à m'isoler et passe trop de temps dans les livres, un peu de compagnie ne me ferra pas de mal...

Placidement, l'homme se dirigea vers la petite table et entreprit de manipuler la carafe de cristal qui contenait un liquide transparent

- Vodka ? De Saint-Petersbourg....L'alcool permet parfois de réchauffer certaine réticences termina t-il avec un sourire à l'égard de l'armurier

"Non merci, l'alcool nuit à perception visuel ce qui pourrait entrainer des problème si je dois faire usage de mon arme. Mais merci quand même"

- Bien !
fit Cassandre, le sourire forcé, mal à l'aise aux vues de la tournure que prenait la discussion. Merci, je veux bien goûter cette Vodka, vous devez être connaisseur si je ne me trompe par sur vos origines? Elle posa un regard insistant sur Gabriel qui ne semblait pas vouloir s'adoucir...

- Si vous me le permettez, je vais en venir aux faits, nous ne voulons pas vous faire perdre votre temps. Nous avons des informations sur le meurtrier du Cléonte. Nous savons que cette affaire vous intéresse, mais nous ne connaissons pas vos réelles motivations... Mon intuition me dit que peut-être... nous pourrions mettre en commun nos connaissances. Ne croyez-vous pas? Enfin, si vos motivations sont proches des notres...

Cassandre s'était assise sur un rebord de fauteuil en velours, tendue, prête à quitter les lieux au moindre désaccord de leur hôte.

Le visage de Kridine se durcit

- Vous me menacez, Monsieur Debrail...Chez moi ? Avec des témoins qui plus est...Il existe plusieurs façon de commencer une discussion, mais ce genre d'incipit finit souvent très mal...Monsieur Bonnaire est un homme aimable et il a connu le bagne, d'autres sont en liberté mais se conduisent en criminel...
Quelle envie aurais-je, mademoiselle Désaubry, de rendre service à ce genre de personne...Renseignez moi, je vous prie...

Un petit sourire s'affiche sur le visage de Gabriel alors que Kridine s'énerve à cause de son attitude. Il dégagea alors une mèche de cheveu devant son oeil valide avant de répondre au comte.

"Une menace ? N'y voyez aucune menace mais uniquement de la prudence ..."

Il s'installe mieux dans le fauteuil mais reste néanmoins en parfaite position pour dégainer

"Voyez vous, il existe plusieurs types de gens mais ceux dans votre genre, riche, solitaire et un peu trop curieux sur l'ésoterisme finissent aussi souvent très mal. Et pour tout vous dire, cette théorie s'est confirmé pas plus tard qu'il y a 2 jours. Toutefois je peux concevoir que vous ne soyez pas forcément une personne qui joue avec l'occulte pour acquérir plus de pouvoir que son voisin à condition concevez que je sois une personne faisant passer sa prudence devant son envie de plaire aux gens"

- Ecoutez-moi, ne le prenez pas ainsi je vous en supplie... Gabriel fais un effort s'il te plait, soit au moins courtois!

Cassandre s'était levée machinalement pour s'interposer entre les deux hommes et calmer la discussion.

- Les assassinats du Cléonte ne sont pas l'oeuvre d'un homme déttraqué comme en a conclu la police, NOUS SAVONS CE QUI S'EST PASSE...
Monsieur le Comte, veuillez excuser mon ami, mais il a vécu des choses que nous ne pouvons pas imaginer et il craint que je l'ai emmené ... dans la gueule du loup comme on dit! Peut-être pourriez-vous le rassurer, ... nous rassurer sur ce point...
Je reste persuadée que vous avez à y gagner autant que nous. Monsieur Bonnaire était avec nous et il a été gravement blessé, c'est pour cela qu'il ne peut être parmi nous aujourd'hui.

A nouveau assise, Cassandre espérait avoir suffisamment attisé la curiosité du Comte pour calmer les esprits.

- Disserter sur votre manichéisme ne m'intéresse guère Monsieur Debrail. Je suppose que votre handicap oculaire n'est la fâcheuse tendance d'affecter votre manière de voir les choses...
Il y a trente ans de cela que j'use ma fortune et mon temps dans le seul objectif de préserver une certaine harmonie contre des forces que la majorité s'empressent d'ignorer...

L'annonce de Cassandre mit pourtant un terme à la sécheresse apparente de Kridine qui reposa son verre

- Faîtes moi savoir où se trouve Monsieur Bonnaire. Je tiens à assurer personnellement sa convalescence.
Mais je suppose qu'il n'a pas été blessé en vain : quels sont donc ces éléments que vous avez pu identifier ?